L’implication du LRMH dans la conservation des statues-menhirs de Corse : l’exemple de la restauration de la statue-menhir U Nativu de Patrimonio (Haute-Corse)
À la fin des années 1970, les archéologues corses prennent conscience que les statues-menhirs, si caractéristiques de la Corse, sont menacées de destruction sans une intervention de conservation voire de restauration rapide. En effet, un processus de « gommage » des reliefs sculptés est en cours.
Statue-menhir U Nativu de Patrimonio, 1982, Claude Jaton, (C) LRMH
Dans le cadre de l’Année du Patrimoine en 1980, un premier projet est envisagé. A la demande de la Sous-Direction de l’Archéologie et avec la collaboration de Eugène Bonifay, alors directeur des Antiquités préhistoriques, le pôle « Pierre » du LRMH est sollicité pour une première mission sur le terrain les 18 et 19 mars 1981 pour examiner les statues d’Appriciani, I Stantari, Cauria, Palaggio, Tavera et Filitosa. Dans le rapport 508 A, le Laboratoire formule des hypothèses de travail et définit les lignes de recherche pour le sauvetage des statues-menhirs. La sauvegarde des statues-menhirs passant nécessairement par une meilleure connaissance des matériaux les constituant et des processus qui entraînent la dégradation de leur surface, des études sur le terrain et en laboratoire sont réalisées. Lucien Casta au Laboratoire de Géologie du Quaternaire de Marseille, en partenariat avec le LRMH, rédige deux rapports en 1982 sur les études qu’il a effectuées, sur le terrain et en laboratoire, sur l’origine et les mécanismes de l’altération de la roche des statues-menhirs. Au LRMH, Geneviève Orial, microbiologiste, réalise le rapport 508 B en 1984 ayant pour but de préciser la nature et l’impact de la flore lichénique, présente sur les statues-menhirs en granite, dans les processus d’altération, afin de trouver un traitement adéquat de conservation. A cet effet, des échantillons avaient été récoltés au préalable sur les roches avoisinant les statues-menhirs de même nature lithologique en 1982. Le but de ces études était de déterminer les traitements les mieux adaptés pour assurer la restauration et la conservation de ces monuments. Dans une lettre du 17 mai 1983 à Catherine de Maupeou, Eugène Bonifay précise : « le temps presse beaucoup pour plusieurs raisons : - les dégradations des statues-menhirs se poursuivent à un rythme accéléré et seule une action rapidement engagée pourrait éviter la disparition totale des monuments les plus dégradés. Le travail à effectuer est immense et c’est une véritable course contre la montre qui est engagée. »
Statue-menhir U Nativu de Patrimonio, 2013, (C) LRMH
En 1984, le LRMH est également sollicité pour la consolidation de la statue-menhir en calcaire U Nativu de Patrimonio, située dans un village sur la route D81 au pied du col de Teghime, dont le degré d’altération nécessitait un traitement urgent. Avec la collaboration du Centre Expérimental de Recherches et d’Etudes du Bâtiments et des Travaux Publics (CEBTP), de Rolland Coignard, sculpteur restaurateur, et de Michel Garcia du CNRS, le programme de sauvetage est mis en place et suivi par le LRMH grâce à l’expérience acquise depuis 1976 concernant les traitements consolidants des pierres dans le cadre de ses travaux sur la conservation des statues en plein air (Rapport 545 B sur les statues des parcs et jardins en 1982). Selon le rapport 508 C du 11 octobre 1984 de Claude Jaton, ingénieur du pôle « Pierre », pour ce traitement, le LRMH décide d’appliquer la méthode Balvac consistant à nettoyer la statue avec du Mexyl pour éliminer les incrustations organiques, puis à placer la statue-menhir sous une housse de polyane scellée, d’y réaliser le vide avec une pompe électrique puis de faire pénétrer la résine époxy solvantée (Sinmast 28/15 ®) par la partie inférieure afin qu’elle remonte dans la statue-menhir par capillarité et enfin la rincer de nouveau au Mexyl. Ensuite, pendant deux mois, la statue a été conservée sous plastique pour éviter une trop rapide évaporation du solvant, et au bout de quatre mois, elle a été placée en extérieur sous un abri à Patrimonio. Afin de vérifier l’efficacité du traitement, des auscultations dynamiques par mesure de la vitesse du son ont été réalisées avant et après l’intervention montrant une nette amélioration des qualités de la pierre et de sa cohésion. Cela est précisé dans le rapport n°105 du CEBTP du 21 juin 1985 sur le « Contrôle de l’efficacité du traitement consolidant exécuté sur le menhir Nativu I » par Alain Bouineau. Catherine de Maupeou signale après la restauration que : « au vu des mesures physiques (auscultation dynamique) réalisées avant et après intervention, le traitement ici réalisé s’avère satisfaisant (profondeur importante de pénétration de la résine) et se veut un encouragement positif dans la politique de conservation des statues-menhirs. »
Deux moulages expérimentaux, celui de Patrimonio et celui de Sagone-Appriciani, sont aussi réalisés en 1984. La statue-menhir d'Appriciani en granite est présentée à l'entrée du village de Vico sur le col Saint-Antoine, elle figure parmi les monuments mégalithiques les plus significatifs de Corse. La technique de moulage était bien mise au point et appropriée à un travail in situ.
30 ans après : le suivi des statues-menhirs
Du 12 au 16 mai 2013, les pôles « Grottes ornées » et « Pierre » du LRMH ont effectué une tournée organisée par la collectivité territoriale de Corse pour examiner certaines statues-menhirs néolithiques. Ils ont pu retourner voir la statue-menhir U Nativu de Patrimonio pour dresser un rapide constat d’état. Dans le rapport 508 E, il est précisé que la statue-menhir est en très bon état et avait été récemment nettoyée : « quoi qu’il en soit, il semble que le traitement mis en œuvre en 1984 soit encore très efficace aujourd’hui ». La statue-menhir de Tavera, classée monument historique en 2012, a également été observée et comme dans le rapport 508 A de 1981, elle est toujours en très bon état de conservation comme le signale le rapport 508 D et aucun traitement n’est jugé indispensable. Enfin, les statues-menhirs de Murtola, Murello et Buccentone installées dans le village de Piève ont également fait l’objet d’un rapport (508 G), elles présentaient un état très altéré et un constat d’état plus poussé a été conseillé afin de connaître les causes des altérations et les cinétiques d’altération et ainsi mettre en place des interventions de conservation et de restauration.
Ainsi de 1981 à 2013, le LRMH a été impliqué dans la conservation de ce patrimoine incomparable de la Corse, et a permis le sauvetage de la statue-menhir de Patrimonio grâce à une technique innovante qui a permis de la conserver en bon état jusqu’à aujourd’hui.
Statues-menhirs de Murtola, Murello et Buccentone, Piève, 2013, (C) LRMH
Texte : Romane Mazzieri
Qu'est-ce qu'une statue-menhir ?
Les premières statues-menhirs datent de la fin du IVe millénaire avant notre ère en Europe et la plupart ont été édifiées au cours du IIIe millénaire à l’exception des statues-menhirs de Corse datant du IIe millénaire av. J.-C. Le terme de « statue-menhir » est utilisé pour la première fois par l’abbé Hermet dans son article « Statues-menhirs de l’Aveyron et du Tarn » en 1898, dans le Bulletin Archéologique. Il caractérise les monolithes dressés par les hommes qui portent le témoignage du travail de la roche en représentant un être humain, c’est-à-dire les monolithes anthropomorphes. Ces monuments du Néolithique sont indispensables pour la connaissance des cultures matérielle et spirituelle de ces sociétés.
Les statues-menhirs de Corse, produites à l’âge du Bronze (2000 – 1600 avant notre ère), constituent une partie essentielle du patrimoine archéologique de l’île en raison de leur nombre important (99 recensées aujourd’hui) et de leur originalité. Elles sont caractérisées par des détails anatomiques précis (visage, cou, thorax) et parfois par des figurations d’armes (poignard, rapières, épées…). Elles peuvent être isolées ou groupées avec d’autres statues-menhirs ou avec d’autres monuments préhistoriques. Leur signification n’est pas connue, il est néanmoins possible de constater en fonction de leur emplacement qu’elles ont des liens soit avec les voies de passage traditionnelles, soit avec les points dominants du paysage, soit avec les cours d’eau comme dans le cas du groupe de statues-menhirs U Nativu associé au cours d’eau de Nativu en Haute-Corse. Ces statues-menhirs sont connues depuis longtemps. Prosper Mérimée dans ses « Notes d’un voyage en Corse » en 1840 publie pour la première fois une statue-menhir corse. Cependant, ce n’est qu’à partir de 1954 que la connaissance de ces statues-menhirs se développe considérablement avec les recherches de Roger Grosjean (CNRS).
Vue générale du site de Filitosa, 1981, Claude Jaton, (C) LRMH